Hélène De Pooter (CRJFC) : La pandémie de Covid-19 éclairée par l’histoire de la coopération sanitaire internationale

En 2005, la coopération internationale a donné naissance à un instrument juridique ambitieux et obligatoire pour ses 196 États parties : le Règlement sanitaire international (RSI). Ce texte est le dernier d’une série qui remonte à la première Conférence sanitaire internationale ouverte à Paris le 27 juillet 1851 à l’initiative de Louis-Napoléon Bonaparte. « Douze Puissances les plus éclairées de l’Europe », selon les termes du président de la Conférence, étaient alors représentées, chacune par un diplomate et un médecin : la France, l’Autriche, le Royaume des Deux-Siciles, l’Espagne, le Saint-Siège, la Grande-Bretagne, la Grèce, le Portugal, la Russie, la Sardaigne, le Duché de Toscane et la Turquie.

Toutes ces puissances avaient pour point commun, et ce n’est pas un hasard, d’utiliser la Méditerranée pour commercer par voie maritime. Or, à la demande du ministre français du Commerce, le secrétaire du Conseil supérieur de santé de la France, Philippe de Ségur Dupeyron, avait rédigé un rapport dans lequel il mettait en évidence que le commerce maritime de l’Europe avec l’Asie facilitait l’importation de la peste.

Pour autant, faisait-il remarquer, les États ne sont pas prêts à interrompre leurs relations commerciales : ils préfèrent, lorsqu’une épidémie risque de se propager sur leur territoire, adopter des mesures sanitaires, en particulier des mesures de quarantaine. Ségur Dupeyron soulignait que ces mesures sanitaires sont bien souvent anarchiques, arbitraires et excessives. En 1894, le professeur Adrien Proust (délégué de la France et père de l’écrivain) résumait la situation ainsi :

« Chaque État avait un régime particulier. Ici, on repoussait les provenances qui, là, étaient admises sans difficulté. Dans tel pays, on considérait comme contagieuse et importable une maladie qui, dans les pays voisins, était déclarée non contagieuse et non transmissible. La durée des quarantaines n’avait d’autre limite que celle que fixait la volonté d’administrations toutes à peu près indépendantes du pouvoir central. Les droits les plus divers et souvent les plus exagérés étaient imposés à la navigation. Il devenait impossible d’établir aucun calcul sur les chances d’une opération commerciale. »

Les mesures sanitaires adoptées par chacun des États naviguant en Méditerranée, en plus de manquer de cohérence, avaient donc le défaut de porter inutilement atteinte au commerce, en entraînant des retards coûteux du fait de l’immobilisation des navires et de la destruction ou de la détérioration des cargaisons. C’est pourquoi Ségur Dupeyron proposa que les pays bordant la Méditerranée s’accordent sur un « arrangement général » afin de parvenir à un « droit commun sanitaire ». Cette suggestion donnera lieu à l’organisation, en 1851, de la première Conférence sanitaire internationale, dont l’objectif était la constitution d’un « Code sanitaire officiel de la Méditerranée » rassemblant des dispositions sanitaires rationnelles rendues uniformes pour toutes les parties.

Après six mois de débats et de négociations, les vingt-quatre délégués apposèrent leur signature au bas d’une courte Convention sanitaire internationale dont l’article 2 imposait une importante obligation de transparence (qui existe encore aujourd’hui), l’autorité sanitaire du port de départ devant déclarer officiellement que la maladie existe à bord du navire en partance. En annexe, un Règlement sanitaire international contenant pas moins de 137 articles s’efforçait d’uniformiser les services sanitaires des différents pays. Mais seules la France et la Sardaigne ratifièrent le texte, qui n’entra donc en vigueur qu’entre les deux États et devint inopérant après que la Sardaigne l’eut finalement dénoncé.

Un regard sur l’histoire de la coopération sanitaire internationale est éclairant car il montre que la réaction à la pandémie de Covid-19 s’organise selon des paramètres qui n’ont pas été fondamentalement redéfinis depuis le milieu du XIXe siècle alors que la donne a, quant à elle, considérablement changé.

Premier paramètre : les erreurs de jugement scientifique

Les procès-verbaux des réunions de la première Conférence sanitaire internationale révèlent des controverses et des désaccords entre les scientifiques, dont certains défendaient des positions dont l’inexactitude apparaît clairement aujourd’hui.

Ainsi, le délégué médecin autrichien, soutenu par la Sardaigne, la Grande-Bretagne et la France, se disait convaincu, à propos du choléra, de « l’inutilité complète des mesures les plus sévères », puisque cette maladie était selon lui « purement épidémique », c’est-à-dire – pour l’époque – non contagieuse (les maladies contagieuses étaient dénommées « maladies pestilentielles »).

Nul doute que c’est en toute bonne foi et avec une conviction sincère que les médecins autrichien, sarde, britannique et français défendaient leur théorie. Ces errements passés invitent aujourd’hui à la modestie, au dialogue et au questionnement.

Deuxième paramètre : la tension entre coordination internationale et sauvegarde de la compétence nationale

L’échec de la première Conférence sanitaire internationale montre que les États ont toujours été tiraillés entre leur désir de coopérer pour lutter contre les maladies infectieuses et leur réticence à limiter leur compétence nationale dans ce domaine. Alors que la première conférence sanitaire internationale avait été réunie pour parvenir à un « droit sanitaire commun », le professeur Proust expliquait que les États refusèrent finalement de ratifier la Convention précisément parce que le Règlement qui y était annexé les assujettissait « à un système administratif uniforme ayant pour inconvénient grave de contrarier les habitudes propres à chaque pays ».

Ces réticences à l’harmonisation existent toujours aujourd’hui. À l’échelle de l’Union européenne, elles expliquent que la réponse aux maladies infectieuses continue de relever essentiellement de la compétence de chaque État membre, l’Union n’intervenant que pour « compléter les politiques nationales » (article 168 du TFUE).

Dans le cadre du Règlement sanitaire international, ces réticences expliquent pourquoi les États n’ont pas souhaité conférer au Directeur général de l’OMS un pouvoir plus important que celui d’émettre des recommandations (article 15 du RSI), qui n’ont pas de caractère obligatoire et que les États peuvent compléter par des mesures sanitaires supplémentaires que l’article 43 ne fait qu’encadrer sans les interdire.

Aussi n’est-il pas étonnant que la pandémie de Covid-19 ait vu les États réagir en ordre dispersé, exactement comme Adrien Proust le décrivait au XIXe siècle, sans prendre le temps de la coordination et sans toujours accorder beaucoup d’attention aux recommandations du Directeur général de l’OMS. D’ailleurs, le Comité d’urgence a consacré une partie de son avis du 30 janvier 2020 au rappel de ce que :

« En vertu de l’article 43 du RSI, les États Parties qui appliquent des mesures sanitaires supplémentaires entravant de manière significative le trafic international (refus d’entrée ou de sortie de voyageurs internationaux, de bagages, de cargaisons, de conteneurs, de moyens de transport, de marchandises et autres, ou mesure entraînant leur retard, pendant plus de 24 heures) sont tenus d’envoyer à l’OMS la justification et la raison de santé publique dans les 48 heures suivant leur application. L’OMS examinera la justification et pourra demander aux pays de reconsidérer leurs mesures. L’OMS est tenue de partager avec les autres États Parties les informations sur les mesures et les justifications reçues. »

On peut s’attendre à ce que ce « rappel au règlement » ne produise pas tous les résultats escomptés, tant les États ont pris l’habitude, depuis l’entrée en vigueur du RSI, d’ignorer largement l’article 43, encouragés en cela, il est vrai, par le manque de lisibilité d’un article « calqué » d’un peu trop près sur les dispositions de l’Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS) adopté dans le cadre de l’OMC – dont l’objectif est de faciliter le libre-échange –, et par les difficultés de l’OMS à assurer un suivi effectif de ces mesures supplémentaires.

Troisième paramètre : le coût économique de la transparence sanitaire

Au XIXe siècle, le professeur Proust décrivait la « pression de l’intérêt commercial [qui] fai[sait] qu’on hésit[ait] à déclarer la maladie parce que l’on crai[gnait] des mesures trop rigoureuses ». Aujourd’hui, alors que la durée du plus long voyage aérien est plus courte que la période d’incubation de n’importe quelle maladie, certains États hésitent encore à notifier promptement un événement infectieux, par crainte des conséquences économiques des mesures sanitaires que les autres États ne manqueront pas d’adopter (suspension des liaisons aériennes ou restriction aux importations de marchandises en cas de zoonose).

La pandémie de Covid-19 a malheureusement offert une nouvelle occasion d’observer ce phénomène : en dépit des termes dépourvus d’ambiguïté de l’article 6 du Règlement sanitaire international et de son annexe 2, la Chine aurait dans un premier temps cherché à étouffer l’information, ce qui est très certainement lié à des préoccupations économiques autant que politiques.

Quatrième paramètre : l’obsession de conciliation entre santé publique et liberté des échanges

Le dilemme a été très tôt formulé : comment se préserver de la propagation internationale des maladies infectieuses sans entraver les échanges internationaux ? En 1851, lors de la première conférence sanitaire internationale, le Dr Mélier, délégué de la France, présentait les choses ainsi :

« D’un côté, bien avant tout et au-dessus de tout, se présente la santé publique, ce premier intérêt, cet intérêt sacré, sacré comme la vie, inviolable comme elle, devant lequel tout s’incline, devant lequel tout autre intérêt, quelque grand qu’il soit, n’est et ne peut être qu’un intérêt secondaire et subordonné. De l’autre côté se place la liberté des communications, cet autre besoin des peuples, avec tout ce qui s’y rattache ou en découle, et cela à une époque de grande civilisation, d’échanges incessants, de rapports de plus en plus multipliés et rapides. La première, au nom de l’humanité, demande protection contre les dangers qui la menacent ; la seconde, au nom du commerce et des relations, cherche à s’affranchir des restrictions qu’on lui oppose. Votre mission est de les concilier. »

Cette recherche de conciliation entre santé publique et liberté des échanges internationaux est à la base de toute la coopération sanitaire internationale du XIXe siècle à nos jours. Le Règlement sanitaire international de 2005 ne poursuit pas d’autre objectif lorsqu’il indique en son article 2 que l’objet et la portée du Règlement « consistent à prévenir la propagation internationale des maladies, à s’en protéger, à la maîtriser et à y réagir par une action de santé publique proportionnée et limitée aux risques qu’elle présente pour la santé publique, en évitant de créer des entraves inutiles au trafic et au commerce internationaux ».

Or, on peut se demander si la sauvegarde des échanges internationaux ne serait pas devenue un dogme au point que, face à un événement infectieux inhabituel mais sur lequel les scientifiques manquent d’informations, elle aurait tendance à se voir systématiquement reconnaître la priorité.

Là encore, l’histoire est éclairante quant à l’importance accordée aux intérêts du commerce dans le dilemme santé publique/liberté des échanges. L’article 2 du programme de la première Conférence sanitaire internationale de 1851, rédigé par la France, indiquait que « les conférences dont il s’agit auront exclusivement pour objet […] d’arriver, dans l’intérêt du commerce […] à s’entendre ». L’Espagne s’étant offusquée de cette rédaction, la France s’était sentie obligée de rappeler que « le but essentiel » de la Conférence était « par-dessus tout » de s’occuper de la santé publique. La maladresse initiale peine cependant à faire oublier que la santé des personnes a toujours eu du mal à se faire la place qu’elle mériterait parmi les « valeurs » consacrées par le droit international.

Les avis émis sur le SARS-CoV-2 par l’OMS les 5, 10, 12, 14, 16, 17, 21 et 30 janvier 2020 sont très révélateurs à ce sujet. Dans chacun de ces avis, tout en reconnaissant que les informations disponibles étaient insuffisantes (et ne permettaient donc pas de procéder à une évaluation complète des risques), l’OMS a constamment déconseillé de restreindre les voyages et les échanges commerciaux avec les États ayant rapporté des cas.

Dans la même logique, il n’est pas étonnant que, dans son évaluation des risques réalisée le 17 janvier 2020, le Centre européen de contrôle des maladies (ECDC) ait été si peu directif sur la question du contrôle thermique des voyageurs aux points d’entrée. Après avoir énoncé que de telles mesures ne sont généralement pas considérées comme efficaces, surtout pour des symptômes courants et dans un contexte d’activité accrue de la grippe saisonnière, l’ECDC reconnaît que plusieurs cas exportés dans les pays asiatiques (notamment en Thaïlande) ont été détectés grâce à ces procédures instaurées dans les tous premiers jours de la crise, pour en conclure assez mollement que de telles mesures « may be considered » au sein de l’Union européenne.

Rien de très surprenant, enfin, à ce que dans le point presse du porte-parole du secrétaire général de l’ONU du 31 janvier 2020, l’annonce de la déclaration par le Directeur général de l’OMS d’une « urgence de santé publique de portée internationale » ait été immédiatement suivie de la précision selon laquelle « cette déclaration n’induit aucune restriction aux voyages et au commerce, compte tenu des informations disponibles ».

Ultérieurement, la périlleuse logique de conciliation ayant atteint son point de rupture, de nombreux États finirent par s’engouffrer, de façon assez caricaturale, dans un mouvement sans précédent de restriction aux échanges internationaux. Or, de telles mesures sont généralement considérées comme inutiles et contre-productives dès lors que le virus circule déjà sur le territoire national. Dans ses recommandations du 29 février 2020, l’OMS s’est résolue à proposer une synthèse maladroite mais édifiante du problème :

« De manière générale, les données montrent que l’application de restrictions à la circulation de personnes ou de biens pendant les situations d’urgence sanitaire est inefficace dans la plupart des cas, et peut détourner des ressources qui pourraient être consacrées à d’autres interventions. […]. Cependant, dans certaines circonstances, des mesures restreignant la circulation des personnes ‎peuvent s’avérer temporairement utiles […]. Les mesures relatives aux voyages qui entravent de manière importante le trafic international se justifient seulement au début d’une flambée épidémique, car elles permettent alors aux pays de ‎gagner du temps, ne serait-ce que quelques jours, pour mettre rapidement en place des mesures ‎de préparation efficaces. Ces restrictions doivent se fonder sur une évaluation attentive des risques, être proportionnées aux risques pour la santé publique, être de courte durée et être ‎régulièrement réexaminées en fonction de l’évolution de la situation. »

Assez timidement, l’OMS semble donc avoir finalement reconnu que des limitations des échanges internationaux prises dès le début du mois de janvier n’auraient pas été dénuées d’utilité.

Conclusion : admettre que la donne a changé

À plusieurs égards, la réaction à la pandémie de Covid-19 s’organise selon les mêmes paramètres qu’au XIXe siècle.

Une chose, pourtant, a fondamentalement changé aujourd’hui : la mondialisation a placé les États dans une relation d’interdépendance sans précédent, tant du point de vue économique que du point de vue sanitaire. Aussi le « pacte social sanitaire » inscrit dans le Règlement sanitaire international de 2005 est-il à la fois indispensable et particulièrement fragile.

Indispensable, parce que, comme prescrit à l’annexe 1 du RSI, chaque État doit protéger les autres en acquérant les capacités de surveillance, d’évaluation et de notification des événements sanitaires qui présentent un risque de propagation internationale. La pandémie de Covid-19 devrait conduire les États à redoubler d’efforts en la matière, afin d’éviter le risque du maillon faible, c’est-à-dire le risque qu’un seul État, parce qu’il n’est pas préparé, mette en péril la sécurité sanitaire du monde entier.

Mais ce pacte est particulièrement fragile, comme l’a révélé la pandémie de Covid-19, car il repose sur la confiance mutuelle et fait le pari risqué d’une conciliation possible entre protection de la santé publique et préservation des échanges internationaux. Dès lors, cette pandémie est peut-être le signal de ce qu’une partie de la solution est plus que jamais à rechercher du côté de la prévention. Dans cette perspective, une réflexion d’ampleur sur notre rapport à la nature et aux animaux semble s’imposer puisque les scientifiques expliquent que c’est à l’interface entre l’homme et l’environnement que surviennent les maladies émergentes et réémergentes dont le SRAS (lié à la Covid-19) n’est qu’une illustration. Cette réflexion devrait sans doute inclure une redéfinition de nos politiques d’urbanisation, la protection des forêts, des espèces sauvages et des milieux aquatiques, un nouveau modèle d’agriculture et une lutte efficace contre les changements climatiques qui modifient les aires de distribution des animaux vecteurs et réservoirs de maladies.

La tâche est immense, mais la pandémie de Covid-19 devrait inciter les États à s’engager dans cette voie.

Hélène De Pooter, Maître de conférences en droit public à l’Université Bourgogne Franche-Comté, membre du Comité Global Health Law de l’International Law Association, Responsable de l’organisation de simulations de négociations internationales, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.